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Les maçons du Limousin qui ont construit Lyon

Les Maçons[i] du Limousin

Dans toutes les communes du département de la Creuse, beaucoup d'hommes partaient tous les ans dans les grandes villes  de France sur les chantiers du bâtiment et des travaux publics pour se faire embaucher comme maçon, charpentier, couvreur...

Il y a là une petite ambiguïté géographique, on devrait parler plutôt, ou aussi, des maçons "limousins", car le même phénomène migratoire a touché tout l'est de la Haute Vienne, de Laurière à Eymoutiers, et une grande partie du nord-Corrèze, selon le même principe et pour les mêmes travaux. La migration professionnelle était ainsi appelée "Limousinage"

C'est ainsi qu'ils participent à tous les grands chantiers de bâtiment et des travaux publics à travers la France. En 1627, M. de Pompadour, lieutenant général du Limousin, envoie, à la demande de Louis XIII, des maçons creusois travailler à la construction de la Digue de Richelieu de La Rochelle. Au XIXème siècle, ils travaillent à la construction duParis du préfet Rambuteau puis du baron Haussmann.

Les origines économiques

Le Limousin manque de ressources naturelles et de terres riches pour l'agriculture. De nombreuses familles vivent sur des petites exploitations agricoles qui ne leur permettent pas de subsister. Ainsi certains « limousins » doivent quitter leur terre natale pour servir de main-d’œuvre sur les grands chantiers de construction, principalement dans les régions de Paris et de Lyon

La migration est encore rendue nécessaire par le manque d'industries locales, par l'insuffisance des ressources procurées par la micropropriété dominante ainsi que par la faiblesse des revenus de nombreux métayers et fermiers soumis à l'impôt. Ces paysans sans terres optent donc souvent pour un travail plus rémunérateur.

La très grande majorité des migrants s'adonnent aux métiers du bâtiment (maçon, tailleur de pierres, paveur, charpentier, peintre et couvreur). Cette spécialisation s'explique avant tout comme nous l'avons vu par la pauvreté des sols et l'absence d'autres activités susceptibles de subvenir aux besoins. En outre, l'activité ne nécessite pas un long et coûteux apprentissage pour le "goujat" qui gâche le mortier et porte les pierres pour le compte du maître-maçon.

Le corps de métier s'avère très hiérarchisé. Le "garçon maçon" ou goujat gâche le plâtre et le mortier, transportant les moellons pour l'ouvrier maçon. Aguerri, ce dernier travaille aux fondations et érige le gros œuvre. Les plus doués deviennent maître-compagnons et reçoivent les ordres du maître-maçon, un entrepreneur qui distribue le travail et supervise l'avancement des travaux sur le chantier.

Jusqu'au milieu du XIXème siècle, ces sont surtout les migrations temporaires qui marquent les esprits par leur ampleur et la régularité de leur rythme.

Les maçons partent aux alentours du 15 mars et rentrent entre le 15 novembre et le 15 décembre pour une durée d'au moins 6 mois. Une fois les hommes adultes partis (2/3), il ne reste plus au pays que les vieillards, les femmes et les enfants, contraints de suppléer à l'absence des premiers pour toutes les tâches agricoles, en particulier les travaux les plus durs comme les moissons.

Les migrations "maçonnantes" sont très importantes dans les cantons nord-est de la Haute-Vienne et dans l'ensemble de la Creuse. Les arrondissements les plus élevés et les plus pauvres du département sont particulièrement affectés par l'émigration qui y représente une véritable nécessité.

La façon dont s'effectue le voyage a évolué au cours du siècle. Longtemps les maçons ont voyagé à pied, par bandes de 15 à 20, sous la conduite d'un maître-compagnon ou plus simplement d'un chef désigné par le groupe.

Au cours du trajet, un "éclaireur" part de l'avant sur la route et s'occupe de la logistique pour le reste de la bande (nourriture, hébergement).

Les maçons empruntent toujours les mêmes routes à l'aller comme au retour. Aussi, ils font halte aux mêmes étapes et fréquentent les mêmes auberges. Si l'on en croit Martin Nadaud[ii], la nourriture y est correcte, à la différence de la literie, la plupart du temps déplorable. Les paillasses miteuses qui tiennent lieu de lits sont infestées de punaises ou de puces (cf. Nadaud : "nous nous couchâmes, non sur des lits, mais sur des balles de son et de paille hachée par l’usure et, naturellement, pleines de vermine.").

Au cours du XIXème siècle, les conditions de voyage se modifient quelque peu. Si certains continuent d'effectuer à pied la totalité du parcours ; d'autres empruntent les voitures publiques ou le chemin de fer dont l'utilisation se généralise sous la IIIème République. 

Lorsque le froid rigoureux impose la fermeture des chantiers, les migrants prennent le chemin du retour dans les mêmes conditions qu'à l'aller, nantis toutefois du pécule amassé lors de la campagne.

Les sommes gagnées par les maçons représentent un profit bien supérieur à ce qu'ils auraient obtenu des sols ingrats du Limousin. Lors d'une bonne campagne, un travailleur revenu au pays peut s'acquitter de ses créances, payer une partie de la dot d'une fille ou encore investir dans l'achat d'une terre.

Le calendrier imposé par les migrations explique que ce soit l'hiver que se règlent la plupart des affaires, l'hiver encore que l'on renouvelle le cheptel par la fréquentation des foires, l'hiver enfin qu'aient lieu les principales festivités : mariages au mois de février, fêtes de familles, bals dans une grange au son de la cabrette et de la vielle...

Les migrants sont alors l'objet de toutes les sollicitations. Lors des veillées, ils narrent leurs exploits devant un auditoire fasciné. Leur présence au village permet encore la réalisation des travaux d'entretien ou de réparation.

Les conditions de vie du migrant durant la "campagne" varient selon la destination et le métier pratiqué. Beaucoup d'apprentis se rendent d'abord dans le Rhône où ils semblent mieux traités que dans la capitale. Une fois arrivés à bon port, les migrants partent en quête d'un logement, le « garni ». C'est ainsi qu'on désigne les chambres où s'entassent 10 ou 12 hommes "où ne logent que des ouvriers de la même profession et qui sont tenues par des entrepreneurs de la même industrie." A Paris, la plupart des pensions ou hôtels meublés se situent dans les vieux quartiers proches de l'Hôtel de ville et autour de la montagne sainte Geneviève.  A Lyon, les maçons occupent d'abord la Part-Dieu, avant de s'installer dans les garnis du quartier de la Guillotière, de l'autre côté du Rhône. Ces localisations impliquent souvent de très longues marches journalières pour rallier les chantiers, fréquemment situés en banlieue. La sédentarisation familiale et l'extension de la ville conduisent les ouvriers du bâtiment à s'installer de plus en plus en périphérie, plus près des chantiers.

Une fois installés, les maçons s'en vont quérir un travail sur les places d'embauchages (place de Grève et du Châtelet à Paris). Lors des périodes de crise, les maçons courent de chantier en chantier pour trouver une place, tentant alors de réactiver les solidarités d'origine en s'adressant à leurs anciens compatriotes. Lors des périodes de ralentissement économique, les bâtisseurs sont contraints de chômer et il est fréquent qu'à l'issue de la campagne, ils n'aient pas les fonds nécessaires au retour, qu'ils sont alors obligés d'ajourner. Le métier en lui-même, fort pénible, nécessite une grande force physique, de l'endurance. Par tous les temps, le maçon porte de lourdes charges et doit se tenir debout toute la journée sur un échafaudage. Les accidents sont d'autant plus fréquents que les entrepreneurs ne prennent guère de précautions. Les maçons limousins sont souvent mal perçus par les autochtones, suscitant des réactions xénophobes, comparables à celles auxquelles sont confrontés les maçons piémontais qui affluent à Lyon au XXème siècle. Au milieu du XIXème siècle, les rapports administratifs utilisent le terme "étranger" pour désigner les Limousins. La police en particulier se méfie de cette population flottante, jugée instable et facilement manipulable. Leurs déplacements font ainsi l'objet d'une surveillance pointilleuse, notamment par l'intermédiaire du livret ouvrier.

Au fil du siècle, le séjour à la ville s'allonge au-delà d'une campagne. C'est particulièrement vrai des migrants qui pratiquent un métier offrant du travail toute l'année (peintre, tailleur de pierre), mais le phénomène s'observe également pour les métiers saisonniers (maçons ou tuiliers).

On assiste ainsi à une tendance à la fixation dans le pays où on a les intérêts les plus importants, les retours au pays s'espaçant de plus en plus jusqu'à cesser totalement.

Certes, les deux formes de migration, définitive et temporaire, coexistent longtemps sachant que le migrant part la plupart du temps avec l'idée de revenir, mais sa migration devient définitive à la faveur de rencontres, du décès des parents ou d'une opportunité professionnelle particulière.

Les migrations définitives progressent également grâce à la création d'industries nouvelles dans les régions proches des foyers de départs. Ainsi, l'essor de la sidérurgie au Creusot ou des usines Michelin à Clermont-Ferrand entraînent de nombreux départs, souvent définitifs.

Dans ces conditions, les femmes à leur tour gagnent les villes pour rejoindre "leurs" maçons. Lorsque le ménage possède une propriété au pays, elle est confiée aux vieux parents ou aux frères et sœurs plus jeunes. S’il y a retour, c'est pour prendre la succession des aïeux devenus infirmes ou disparus.

Beaucoup de migrants coupent progressivement les liens avec le pays, se contentant d'entretenir un sentiment de solidarité en employant (pour ceux qui ont réussi) prioritairement des compatriotes.

Que reste-t-il de ces migrations limousines ? Celles-ci restent encore présentes dans les mémoires de certains des descendants de maçons, dont la plupart connaissent la "chanson des maçons de la Creuse". Ce morceau, qui s'est imposé rapidement comme un hymne de ralliement pour les maçons, fut composé par Jean Petit (1810-1880), tailleur de pierre sous le Second Empire. La vie des migrants saisonniers y est évoquée avec force détail.

Cependant, le principal legs dont nous sommes redevables aux maçons-migrants reste l'impressionnant patrimoine bâti par leur soin à Lyon et Paris au XIXème siècle.

Les conséquences sociales et politiques

Alors que la Creuse, faute de matières premières et de capitaux, reste un département à vocation essentiellement paysanne, il se développe au sein des populations un esprit politique contestataire. En effet les conditions de travail sur les chantiers sont particulièrement difficiles, ce qui conduit, bien souvent, les maçons de la Creuse, à se syndiquer afin d'obtenir des conditions de travail acceptables.

Les maçons de retour au pays incitent souvent leurs enfants à suivre une instruction alors que la tradition et les besoins économiques les orientent plutôt vers le travail à la ferme dès leur plus jeune âge.

Martin Nadaud[iii], le plus célèbre des maçons creusois, fut élu député. Il défend l'instauration de retraites ouvrières en 1879, de protections contre les accidents de travail, sur lesquels il intervient à plusieurs reprises (1881, 1883 et 1888) pour faire reconnaître la responsabilité de l'employeur (loi de 1898). Il demande aussi l'amnistie des communards et se bat pour le développement d'un enseignement laïc dans chaque département, soutenant la loi du 28 mars 1882 (Loi Ferry) sur l'instruction publique. Comme élu local, sa grande fierté est d'avoir obtenu la réalisation de la ligne de chemin de fer de Bourganeuf à Vieilleville, inaugurée en 1883.

Le voyage

Le maçon était tenu de faire viser sur son livret ouvrier son dernier congé par le maire ou son adjoint, et de faire indiquer le lieu où il se proposait de se rendre. Tout maçon qui voyageait sans être muni d’un livret ainsi visé était réputé vagabond et pouvait être arrêté et puni comme tel.

Ce livret devait être paraphé selon les villes par un commissaire de police ou par le maire ou l’un de ses adjoints. Le premier feuillet portait le sceau de la municipalité, et contenait le nom et le prénom du maçon, son âge, le lieu de sa naissance, son signalement, la désignation de sa profession et le nom du maître chez lequel il travaillait. Le livret ouvrier comportait aussi un rappel de l'interdiction des coalitions d'ouvriers.

Environ la moitié des maçons de la Creuse se dirigeaient vers la région parisienne et les départements périphériques comme la Marne et l'Aisne. La majorité des autres, surtout du sud de la Creuse allaient travailler à l'est vers Lyon et Saint-Etienne.

Durant leur voyage à pied vers Paris et le Nord-Est de la France, les maçons creusois, souvent pauvrement habillés et parlant entre eux dans la langue du pays 'occitan limousin, auvergnat,ou marchois selon leur village d'origine), étaient fréquemment raillés voire insultés par les paysans berrichons ou beaucerons qu'ils croisaient sur la route ou dans les auberges. Ainsi devaient-ils souvent répondre par les poings aux provocations qu'ils enduraient. Au XIXème siècle, afin d'améliorer leurs dons de bagarreurs, de nombreux maçons creusois participèrent à Paris à l'ouverture de salles d'entraînement à la boxe française que l'on nommait alors "salles de chausson". Souvent même, comme le rapporte Martin Nadaud dans Mémoires de Léonard, maçon de la Creuse, les ouvriers creusois se retrouvaient le soir, chez les uns et les autres, dans les taudis qu'ils habitaient, pour s'entraîner "sur le tas" à la boxe et au maniement de la canne.

Ces dons de boxeur aidèrent bien des maçons de la Creuse à se faire respecter lorsqu'ils cheminaient à travers la France, et en sauva beaucoup des voleurs de bourse. En effet, après leur "campagne" (leurs mois passés sur les chantiers), les maçons rentraient au pays les poches chargées de pièces, le salaire de plusieurs mois d'un dur labeur. Il était alors fréquent qu'ils soient attendus au détour d'un chemin creux ou à l'entrée d'un pont par des bandes de brigands qui leur subtilisaient leur butin. Chaque commune de la Creuse connaît un endroit où de telles scènes se sont produites. Mais parfois le maçon, qui s'était entrainé de longs mois à la boxe, parvenait à faire fuir les voleurs. Il rentrait alors immédiatement dans l'histoire locale.

 

[i] Lyon, un chantier Limousin – les maçons migrants (1848 – 1940) par Jean Luc Ochandiano aux Editions Lieux Dits - 2011

[ii] Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon – Martin Nadaud – 1889 (rééditées en 1977 chez François Maspéro sous le titre Léonard maçon de la Creuse)

[iii] Martin Nadaud, né le 17 novembre 1815 dans le hameau de La Martinèche, à Soubrebost proche de Bourganeuf, et mort le 28 décembre 1898 au même endroit, est un maçon, écrivain et homme politique creusois. A l'âge de 16 ans, Martin part à Paris avec son père, comme maçons de la Creuse. Il découvre alors les conditions de travail de ses semblables : journées de 12 à 13 heures, travaux dangereux sur les échafaudages, malnutrition, logements insalubres... Il réchappe lui-même à plusieurs accidents. À 19 ans, il est chef d'atelier. Il retrace cet exode qui marqua si fortement les modes de vie dans son livre « Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon ».


Date de création : 12/02/2021 15:58
Dernière modification : 12/02/2021 15:58
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